Le temps a été favorable grâce à la protection d’un anticyclone sur le golfe d’Alaska qui a généré du vent de nord faible à modéré. Nous avons sauté d’une bulle anticyclonique à une autre. Pas de grands surfs sauvages, mais une navigation agréable, comme on en rêve et comme nous n’en avons pas eue depuis si longtemps. La dernière fois, si je me rappelle bien, ça devait être en Mer Rouge, entre l’Égypte et le Soudan, et également en descendant du Bangladesh vers la Thaïlande. Le reste du temps nous avons subi des vents contraires, que ce soit les alizés ou la mousson qui nous ont contraint à naviguer au près serré ou encore à affronter des tempêtes dans le Pacifique Nord.
Une journée après notre départ nous avons été survolés par un avion des Coast Guards canadiens. Nous étions dans les eaux internationales. Simple formalité ou contrôle des frontières terrestres/maritimes ?
Fleur Australe déploie ses voiles comme un grand papillon avec le génois tangonné, la grand-voile et l’artimon. Notre « genaker » est resté à King Cove, en Alaska, il nous manque. Quand le vent devient trop faible, nous ajoutons le moteur à un régime faible. Il nous faut gagner vers le sud, ne pas trainer dans ces régions où circulent les dépressions océaniques. Il est impératif d’atteindre les hautes pressions, l’anticyclone des îles Hawaï, le traverser et rejoindre les alizés. Nous allons les aborder au grand largue et pendant plusieurs jours nous devrions filer bonne allure dans ce vent stable et soutenu. C’est une belle route, plein sud.
Nous avons profité de l’hiver sur les côtes de l’Alaska, et cela restera un grand moment. Les souvenirs qui nous reviennent, nous font apprécier la chance que nous avons eue à plusieurs égards : cette saison hivernale durant laquelle nous étions les seuls à naviguer dans ces fjords aux pieds des glaciers, le beau temps entrecoupé de dépressions neigeuses, et la chance d’aborder cette côte extrêmement sauvage entre le Prince William Sound et le Cross Sound. Icy Bay et Lituya Bay, résonnent à mes oreilles comme l’un des grands moments que nous ont offert toutes nos navigations. Ils égalent la Géorgie du Sud ou l’Antarctique par la puissance de leurs décors.
Notre vie à bord se déroule au rythme des grandes traversées. Le capitaine surveille la navigation. Je fais des quarts la nuit. Le radar et les cibles AIS sur les écrans, signalent les cargos. Il y a toujours un trafic maritime et nous avons croisé la route de bateaux qui viennent ou qui vont de l’Asie au canal de Panama. Philou règle les voiles, je lui donne un coup de main.
Les enfants suivent les cours du CNED avec Victoire. Réveil 7h30 et école de 8h00 jusqu’à 12h00. L’après-midi elles font des abdos sur le pont, bouquinent, regardent une vidéo, font du dessin, de la musique ou un gâteau. Philou bricole, peint, observe la mer et rêve sans doute. Je lis, j’écris ou j’écoute Guillaume Gallienne (ça ne peut pas faire de mal) et Laure Adler, l’heure bleue (titre prédestiné) que j’ai téléchargé avant le départ, je prépare les repas en tachant d’être inventive, c’est important pour le moral des troupes et je m’occupe de mes têtes blondes. Je pense dans tous les sens, à la vie, au monde, à ce qui se passe en ce moment. J’essaye de garder les pieds sur terre et la tête dans les étoiles.
Dans le ciel plus de trace d’avion. Nous sommes en dehors des routes aériennes qui parcourent le globe. Sur l’eau, nous croisons quelques déchets, une bouée de filets garnies de coquillage et d’anatifes, un seau et d’autres morceaux de plastiques. Cette zone a été étudiée par l’université de San Diego, pour sa concentration de déchets que l’on appelle le « Great Garbage Patch », ou continent en plastique. Nos yeux trainent sur cette surface agitée et nous ne repérons pas tout, seulement quelques signaux de pollution, de temps en temps, sur une bande de 50 mètres de chaque côté du bateau, un petit tour d’horizon. Pas d’iles constituées de déchets, mais néanmoins une concentration parsemée.
Les journées passent en regardant le soleil dans sa trajectoire, du lever au coucher. Il s’élève chaque jour un peu plus, d’environ 3°. Nous allons le trouver au-dessus de nous avant l’équateur. Il monte lentement vers le tropique du Cancer qu’il va atteindre le 21 juin. Il aura encore de la route à faire avant d’inonder de ses rayons ardents les mers arctiques et le pôle nord.
Aujourd’hui la mer a pris une couleur bleue. Un bleu cobalt. C’est tellement étrange ce changement de la couleur de l’eau. Il est dû à tout ce qu’elle transporte, plancton, micro particule, salinité. Sa température augmente de jour en jour. Nous sommes passés de 5°C en Alaska à 16°C aujourd’hui. Nous sommes entre Los Angeles et les iles Hawaï. Les derniers albatros nous ont quittés. Il leur faut du vent et une belle houle pour surfer dans les airs. Hier nous avons eu la chance de pécher deux gros thons que je vais préparer en sashimi ce midi.
Cette après-midi même s’il fait encore frais, nous avons troqué les bonnets contre des casquettes. Dans les soutes, parkas, dessous polaires et moufles en bison ! Place aux paréos et aux crèmes solaires.
Je suis sur le pont, la grande houle du Pacifique, générée par quelques dépressions passées sur le Golfe de l’Alaska est régulière et puissante. Elle se dore sous le soleil, bien craintif aujourd’hui. Elle attrape ses rayons et s’en fait une cape scintillante. Milles étoiles brillent en son sein, elles palpitent comme une pluie de paillettes incandescentes. Dans la profondeur abyssale de cette mer aux multiples visages, grouillent des formes diverses animées par un même désir de vivre. Occupées comme nous par une survie quotidienne, se nourrir, dormir, résister aux intempéries et garder le moral pour toujours recommencer la ronde incessante de l’existence des mammifères que nous sommes. Ainsi va la vie sur la planète Fleur Australe en route vers les îles Marquises.
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